UNE ANECDOTE « PETIT BOURGEOIS »

 

 

J’avais promis hier de vous parler du

15, Quai de la Tournelle.

 

 

Léon a été élevé par sa grand-mère,

qui l’a laissé grandir et

l’a de bonne heure initié au vin,

faute de l’avoir bien éduqué.

Elle l’avait surnommé « Minou » ;

lui l’appelait "Bobonne".

En Belgique, cette manière de parler revêt un

caractère très affectueux,

sans la connotation péjorative du « français de France ».

 

 

 

Bobonne avait été instit., et je savais lire en entrant à l’école primaire. Elle avait choisi bien avant cela de partir très tôt à la retraite, prétextant un goître hypothyroïdien dont elle n’a sans doute jamais souffert. Elle avait aussi hérité d’un peu de biens à la mort de ses parents, bisaïeux que je n’ai pas connus.

 

Ainsi, elle constituait chaque année un « petit pécule » et passait, accompagnée de « privilégiés » qu’elle invitait, quelques jours à Paris. Aussi généreuse qu’elle était peu encline à l’effort, elle aimait à s’entourer d’une petite cour joyeuse. Paris pour elle se résumait au Boulevard des Italiens, où elle avait ses habitudes, aux alentours du Palais Garnier et aux tables prestigieuses. Il faut vous dire que Bobonne mesurait 1 mètre 60 mais pesait 80 kg, fumait deux paquets de « Laurence Carlton » par jour et est morte de son 7ème infarctus, souffrant en sus d’une néoplasie du poumon et d’un diabète de la maturité. Je pense qu’elle serait devenue centenaire si elle avait vécu plus « sagement », mais j’estime aussi qu’elle a fait le bon choix.

 

Dès que mon frère et moi fûmes en âge de « soutenir le rythme », nous étions évidemment inclus dans ces escapades annuelles. Mais, sales garnements, nous avions obtenu de ne passer à table qu’une seule fois par jour, de loger où bon nous semblait et de pouvoir vadrouiller de lieu touristique en attraction, de musée en salle de spectacle, et de la colline aux singes du zoo de Vincennes au dauphin de la Place si bon nous semblait. Les autres convives, par contre, étaient assignés à résidence et passaient de Drouan au Grand Véfour, ou bien de chez Lasserre à je ne sais quelle autre adresse. Il faut dire que les tarifs de ces maisons n’atteignaient nullement dans les années ’70 ceux pratiqués de nos jours : on comptait en quelques centaines de francs par tête.

Nous cessâmes de l’accompagner à la fin de l’adolescence, durant la révolte coutumière de cette période de la vie, pour reprendre le fil une fois que nous eûmes compris à quel point on lui faisait plaisir, mon frérot et moi.

 

La dernière fois, peu avant le décès de notre sponsor, il y avait là-haut, au sortir de l’ascenseur aux mille miroirs, une table de 6 dressée pour nous : Germaine Demeulenaere (alias Bobonne) et Simone Couvreur, autre veuve septuagénaire adorablement gentille et moderne, mon frère et celle qui allait devenir la mère de ses enfants, votre serviteur et la future mère des saints patrons de la Cuvée Jolo. C’était en 1982 et Monsieur Terrail, le propriétaire des lieux, oeillet à la boutonnière, s’était rué sur Germaine pour un baise-main parfait, assorti d’un « Madaââme Demeulena-ëre, c’est toujours un plaisir de vous retrouver ». Et oui, cette vioque-là était une habituée !

 

Il faut vous dire que le menu nous était imposé, et identique à chaque fois ... mais on ne s’en plaignait pas : Filets de sole Cardinal (accompagné d’un Puligny Les Pucelles), Canard au Sang bien sûr (avec une Tâche), profiterolles au chocolat (et du Sauternes, hélas, je n’en suis pas friand sauf quand c’est Climens ou Gilette).

 

La dernière fois donc, nous nous sommes régalés. Pour le millésime du pif du DRC, il s’agissait du ... 1959. Or, le protocole veut que notre généreuse donatrice fût servie en premier, son amie après, puis les deux jeunes femmes et ensuite ... mon frère. Alors qu’il est mon cadet de deux ans, une calvitie précoce et un air digne que je n’ai jamais eu lui donnent quelques années de plus que moi.

Mon verre ne fut donc qu’à moitié plein, soit que le sommelier ait exagéré les premières rasades, soit qu’il y eût beaucoup de « fond » à cette bouteille. Au milieu du plat de consistance, j’étais à sec. Ma grand-mère – à table, elle avait l’oeil à tout et était d’ailleurs une hôtesse parfaite doublée d’un cordon bleu – le remarqua et me gratifia d’un « Minou, tu n’as pas reçu beaucoup de vin », ce qui était vrai.

 

Avant que je ne réagisse, mon frère – un peu désinhibé après l’apéritif, le Bourgogne blanc et son grand verre de rouge – appela d’un ton sans réplique l’échanson et intima : -  « Sommelier, la même chose ! ».

 

Une deuxième Tâche DRC 1959 fit son apparition et ...

je fus royalement servi.

Je préfère ne pas penser à l’addition !

Comment voulez-vous que j’oeuvre après cela sans arrière-pensée

à la révolution prolétarienne et tente de sauver le genre humain ?

 

 

 

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Commentaires: 4
  • #1

    Patou (dimanche, 17 juin 2012 17:57)

    Dieu que c'est ancien tout ça. Et pourtant je me souviens de tous les détails!! Encore peu habituée à l'époque à ces folies gastronomiques, et déjà grise après 1 verre de ce vin divin, il m' a toujours semblé que Thierry avait clamé d'un air docte "Saumonier, la même chose". Ma mémoire me joue-t-elle des tours?

  • #2

    Luc Charlier (dimanche, 17 juin 2012 18:55)

    L’anecdote serait encore plus belle !
    Comme tu le sais, j’étais déjà un peu sourd. Il y a à cette particularité de nombreuses raisons.

  • #3

    charlier (dimanche, 24 juin 2012 17:38)

    1/ decembre 1978

    2/ je comfirme "Sommelier, la meme chose"

    Reykjavik 24 06 2012

  • #4

    Luc Charlier (dimanche, 01 juillet 2012 22:21)

    Soixante-dix-huit ?
    Je pensais plus tard que cela.
    Bobonne est morte en 1982.
    Merci de ces précisions néanmoins.